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Virgil Murder

PUBLIUS VERGILIUS MARO : 70 B.C. - 19 B.C.

Virgil-murder

Poètes disparus

Une organisation secrète, murmura-t-il. Et si vous voulez mon avis, je doute fort que l'administration actuelle voie la chose d'un très bon oeil.

H. H. Kleinbaum, "Le cercle des poètes disparus"


CALVUS (Gaius Licinius Calvus) : -82 -47


Romain de Rome. Fils du fougueux tribun populaire Licinius Macer, il devient vite lui-même l'un des orateurs les plus en vue de son temps. Son style d'éloquence, appelé "attique", s'oppose à celui de Cicéron par sa sobriété, sa nervosité: plus de grandes périodes redondantes, plus de bourrelets, d'effets de manche, de trémolos. Avec lui, l'éloquence retrouve la ligne. Hélas, autant la transmission manuscrite aura été généreuse pour Cicéron, autant elle s'est montrée impitoyable pour l'infortuné Calvus. Trou noir de nos barbaries.


C'était également un poète de première grandeur, aussi bien dans le genre lyrique que dans l'épigramme. Ami intime de Catulle, il est avec lui le chef de file des "Nouveaux Poètes", école vouée au renouvellement des formes et des genres poétiques à partir d'une exigence d'absolu dans l'art qui la conduit à privilégier les modèles les plus accomplis de la poésie hellénistique. Poésie hautement sophistiquée, et en même temps jamais coupée de l'émotion.


Tout juste s'il nous reste aujourd'hui trois ou quatre minuscules fragments de l'Io, ce chef-d'oeuvre qu'il avait si amoureusement poli et repoli ; des deux épigrammes signées de lui que nous pouvons encore lire, l'une vise Pompée, l'autre César. Il paraît que ce dernier prit l'initiative de lui écrire pour faire cesser ces attaques, et qu'ils se réconcilièrent (Suét. Vie de César, 73). Tout de bon ?


Signe particulier, sa petite taille : "O l'éloquent petit bout!" (Catulle). Quant à son nom, qui signifie "le Chauve", à défaut de nous renseigner sur sa coupe de cheveux, il pouvait fournir une intéressante opportunité à quelqu'un qui aurait voulu parler de lui sans se découvrir, d'autant qu'il entrait en opposition naturelle avec celui de César, que, par une étymologie courante à son époque, on rapprochait du mot caesaries, "la chevelure". A suivre.


Question : Pourquoi n'entend-on plus parler de Calvus après -54 ?


Suggestion : Plutôt que d'avancer la date de sa mort, comme le font quelques rares audacieux en dépit du témoignage de Cicéron, supposons qu'après sa réconciliation avec César il ait abandonné le barreau pour se consacrer entièrement à la poésie. Supposons d'autre part que ses bonnes dispositions envers le dynaste n'aient pas bien résisté au passage du Rubicon et qu'il en ait montré quelque chose dans ses vers. Cette récidive lui aurait-elle été pardonnée ? A suivre.


CATULLE (Gaius Valerius Catullus) : -82 -46 *


Né à Vérone. Son père connaît personnellement Jules César et l'héberge pendant ses quartiers d'hiver au moment de la guerre des Gaules. Catulle est donc aux premières loges pour observer le grand homme.


Auteur du Libellus, ou "Petit Livre", qui rassemble environ 2.300 vers répartis en 116 pièces (dont deux sont purement virtuelles, deux autres fragmentaires, et deux probablement inauthentiques). Il s'en est fallu d'un cheveu que ce pur diamant ne disparaisse à jamais dans les oubliettes du Moyen Age. Etrange recueil où se croisent sans se rencontrer les sujets les plus disparates. La postérité a surtout retenu les poèmes à Lesbia pour échafauder à partir de là un roman aussi touchant qu'invraisemblable: Lesbia serait le masque d'une matrone romaine, Clodia Metelli, d'une dizaine d'années son aînée, et quelque peu empoisonneuse sur les bords. Et c'est à cette insatiable nymphomane que s'adresserait la sublime déclaration du Poème 109, conclusion de toute l'affaire, où le poète signe avec sa "vie" retrouvée "un pacte éternel de sainte amitié" !


Questions : Que viennent faire, à côté de ce si improbable "roman de Lesbia", les poèmes sur la mort du frère, les plaintes d'Ariane abandonnée, le châtiment d'Attis émasculé, les noces de Pélée et de Thétis, les pamphlets de toute espèce dirigés contre des cibles inconnues et pour des raisons qui se dérobent bien souvent à notre intelligence, les bavardages indiscrets d'une certaine Porte, les cuisantes épigrammes contre Jules César, etc...? Et celui-ci, qui se plaignait hautement d'avoir été "marqué au fer rouge" par Catulle (Suét., Vie de César, 73), aurait-il crié si fort pour quelques dizaines de vers, si c'est à cela que se limite la satire anti-césarienne dans l'ouvrage ?


Suggestion : Le "Petit Livre" n'est peut-être pas le capharnaüm qu'il paraît être. Etant inconcevable qu'un adepte aussi éminent de la "Nouvelle Poésie" ne se soit pas très sérieusement préoccupé de structurer son recueil, et la recherche du masque étant tout à la fois naturelle dans les temps troublés et conforme à l'élitisme qui va de pair avec la soif de perfection, Catulle n'aurait-il pas écrit en trompe-l'oeil? A charge pour le lecteur de déchiffrer le code. Et si un tel déchiffrement conduisait à se représenter le "Petit Livre" comme un terrible brûlot anti-césarien, avec en son coeur la dénonciation du meurtre de Calvus, faudrait-il s'étonner que Catulle ait payé de sa vie sa témérité ?


* Ces dates sont discutées. Sa mort est communément placée entre 54 et 47; 46 ou 45 semble plus plausible pour des raisons exposées dans Catulle ou l'anti-César (Bibliog. item 37).


GALLUS (Caius Cornelius Gallus) : -69 -26


Natif de Forum Julii, il était peut-être Cisalpin comme Catulle et Virgile, à moins que ce nom ne désigne Fréjus. Fut très lié à Virgile. Son titre de gloire en poésie est d'avoir créé à Rome le genre de l'élégie. Mais de ses Amours, son recueil tant vanté, rien n'a franchi les siècles, sauf quelques fragments tout dernièrement exhumés de papyrus ensablés. Le déchiffrement est difficile et aléatoire, mais il pourrait en ressortir une mise en oeuvre de ce procédé fondamental de la "double écriture" qu'est le changement subreptice de locuteur.


Très tôt, il abandonne la poésie pour se tourner vers la carrière militaire. Suicide à la Rimbaud. Général dans les armées d'Octave, il participe très activement à la défaite finale de Marc-Antoine et reçoit en récompense la préfecture d'Egypte (-29). Due à des raisons demeurées largement obscures, la disgrâce est brutale et l'ex-vice-roi se voit acculer au suicide (-26).


Question : On dit que Virgile aurait commis la vilénie de détruire des vers qu'il avait composés en son honneur dans la quatrième géorgique. Est-ce possible ?


Suggestion : Non seulement Virgile n'a rien effacé, mais encore il a ajouté tout exprès, et à ses risques et périls, une dixième pièce à son recueil des Bucoliques, qui n'en comportait que neuf jusque là. Autrement dit, la dixième églogue ne traite pas, comme on le pensait traditionnellement, de la mort métaphorique de Gallus, mais de sa mort réelle. Il faut la dater de -26 et non de -39 ou -38 (Bibliog. item 38).


HORACE (Quintus Horatius Flaccus) : -65 -8


Né à Venouse d'un père affranchi qui exerçait la profession de receveur public et qui lui fait donner une éducation de prince. Il parachève à Athènes ses études supérieures lorsque passe Brutus, Brutus le Libérateur poursuivi par le grand vent des Ides de Mars, et qui recrute. C'est ainsi qu'à vingt ans, Horace commande une légion à Philippes. On imagine son exaltation quand il s'empare du camp d'Octave lors de la première bataille, son désespoir lors du suicide de Brutus. Et dire qu'il s'est trouvé de bons horatiens pour prendre comme argent comptant l'ode II, 7 où il semble se vanter en toute impudence d'avoir détalé comme un lapin à Philippes! Rendons plutôt à César ce qui est à César: et puisque l'histoire témoigne de la lâcheté dudit César en la circonstance, n'hésitons pas à faire de celui-ci le locuteur de cette veule confession (Bibliog. item 5).


"Les ailes rognées", comme il dit, et complètement ruiné, il rentre à Rome où il vivra d'un emploi de "scribe". Très tôt (-38), Virgile le met en relations avec Mécène, bras droit d'Octave. C'est le début d'une amitié étroite que seule la mort interrompra. Mécène invente pour lui le mécénat sous la forme d'une villa en Sabine. Tour de force, notre poète réussit à se dérober aux sollicitations du despote qui le voudrait pour secrétaire. Vingt siècles n'ont pas usé ces chefs-d'oeuvre qui ont noms les Satires (I8 pièces réparties en 2 livres), les Epodes (17 pièces), les Epîtres (22 pièces en 2 livres), les Odes (103 pièces en 4 livres), le Chant Séculaire, poème d'apparat composé à l'occasion des Jeux Séculaires de -17, l'Art Poétique.


Impossible de prononcer le nom d'Horace sans qu'aussitôt celui de Virgile ne surgisse à l'esprit. Unis furent-ils dans le danger lors de leur bref séjour parmi les ombres que nous sommes, unis reposent-ils dans l'éternelle félicité des rayons de bibliothèque. Les deux sont indémêlables. On n'ignore qu'à ses dépens de tels incontournables, et Nietzsche comme Borgès le savaient encore. Ce qui fascinait l'Allemand chez Horace, c'est sa puissance d'énergie; l'Argentin, son mystère [N. 1]. Mais pourquoi faut-il que le bimillénaire de sa mort, qui tombait en 1993, soit passé à peu près inaperçu dans notre doulce France, qui semble ne plus même savoir ce qu'elle lui doit ?

Question : La même en fait que pour Virgile. Horace paraît donner des gages exorbitants à Auguste. Et puis, il y a une telle hétérogénéité entre l'épicurien jouisseur que l'on se plaît à voir en lui et le poète national capable de donner des leçons de morale à Rome: où est la vérité? où est le masque?


Suggestion : La même que pour Virgile (voir plus bas), et le salaire fut peut-être le même, s'il est vrai qu'il s'éteignit fort subitement très peu de temps après la disparition de son protecteur qui, mû par une espèce de pressentiment (ou davantage), avait en mourant conjuré publiquement le grand chef de veiller sur la sécurité du poète comme il l'avait fait lui-même. Horace ne fut sans doute pas surpris outre mesure par ce dénouement ( voir l'ode II, 17: Bibliog. item 4).


MÉCÈNE (Gaius Cilnius Maecenas) : -69 -8


Entré très tôt au service d'Octave, ce descendant de rois étrusques, célèbre par ses élégances autant que par une viscérale horreur de la violence, a compris que pour lutter contre un Régime, il valait mieux être dans la place. Sa haute position lui permet de protéger ses amis poètes. Il est l'âme du Cercle. Poète lui-même, il cultive un style quintessencié, gongoriste avant la lettre, qu'Auguste prenait pour cible de ses plaisanteries favorites.


Vipsanius Agrippa l'accusait d'avoir inventé, de concert avec Virgile, un nouveau genre de "cacozélie invisible" (cacozelia latens), ni enflée ni maigre (sic), mais qui résultait de l'emploi de termes ambigus (communia uerba). A vrai dire, la portée de cette critique échappait aux érudits qui traduisaient mécaniquement communia par "communs" et restaient prisonniers de la conception purement littéraire du mot cacozelia (un genre de préciosité), pourtant contredite par le qualificatif: car comment imaginer un écrivain qui se cacherait pour commettre le délit de préciosité? et en quoi une telle chose aurait-elle gêné l'homme de Mars qu'était Agrippa ? Il paraît donc plus pertinent d'interpréter cette cacozelia latens comme une sorte de "mauvais esprit", une manière de se court-circuiter soi-même par un parler double (bibliog. item 2; l'anti-Énéide).


Aux yeux d'Auguste , Mécène ajoutait à ses qualités d'homme d'Etat celle de cocu magnifique. Avec un brin d'exagération, Sénèque, qui ne l'aimait pas, dit de lui que "marié mille fois à sa femme, il la répudia mille fois". Ce fut un jeu pour le maître de Rome que de séduire la belle et pétulante Terentia, ce lui fut une jouissance d'humilier publiquement son ministre, sans compter l'inappréciable avantage de pouvoir disposer d'une espionne si bien placée. Ecoutes téléphoniques avant la lettre. Et c'est ainsi que, compromis par une indiscrétion de sa chère épouse dans la conjuration de Muréna (-23), le protecteur des lettres et des arts finit par tomber en disgrâce.


Il faudra toujours se demander pourquoi, quand il meurt en l'année -8, Mécène tient par dessus tout à recommander à l'impérial pachyderme [N. 2], comme si celui-ci en était personnellement garant, la vie du poète Horace.


OVIDE (Publius Ovidius Naso) : 43 av. J.-C. - 16 (?) apr. J.-C.


Né à Sulmone, "ville riche en sources fraîches", dans une famille de rang équestre. Poète comme il respire, les hexamètres et les pentamètres naissent tout armés sous ses doigts magiques: Sponte sua carmen numeros ueniebat ad aptos / Et quod temptabam scribere uersus erat, « Le chant se mettait lui-même dans ses mesures, et tout ce que j'essayais d'écrire était vers ». Ainsi Midas changeait-il en or tout ce qu'il touchait; mais pour quelqu'un qui voulait faire du droit, c'était à désespérer! Très vite introduit dans les cercles littéraires, il y promène son insolente facilité, son ironie légère, son dandysme, sa secrète blessure. Semant sur sa route, comme par distraction, ces festives merveilles étiquetées Amours (ou la comédie des coeurs), Héroïdes (21 lettres d'amoureuses(-eux) célèbres de la mythologie), Médée (tragédie aujourd'hui perdue qui n'a laissé que sa réputation de pur chef-d'oeuvre), Art d'Aimer (manuel, bien sûr piégé, du parfait don Juan), Métamorphoses (plus de 200 métamorphoses reliées en une narration continue), Fastes (les éphémérides romaines mises en poésie)...


Nous sommes en l'an 8. Il a cinquante ans, il est au faîte du succès, la publication des Métamorphoses est imminente. C'est le moment que choisit Eléphant II, par la froide saison, pour le saisir dans sa vieille trompe ridée et, d'un puissant élan, le projeter jusqu'aux extrêmes confins de l'empire, dans un coin perdu des bords de la Mer Noire. La ville s'appelle Tomis, elle est à moitié grecque et à moitié barbare. Ovide y mourra dix ans [N. 3].


Quand, par un beau jour du mois d'Auguste 14 (prononcer août 14), Eléphant II [N. 2] rendit enfin son âme au diable, ce fut Tibère qui le remplaça. Tibère, fils de Livia, monstre froid et ennemi juré d'Ovide, trop lié à Germanicus, le rival dynastique. Hâta-t-il la fin de l'exilé ? Rien bien sûr ne permet de le certifier, sauf qu'Ovide prend soin de nous rassurer sur sa santé dans l'un de ses tout derniers poèmes (Pontiques, IV, 14, 3), et qu'il avait prévu ce coup final dans ses vers d'adieu (il s'adresse à "L'Envie", Livor (ailleurs Inuidia), masque assez transparent de Livia, l'impératrice : Quid iuuat extinctos ferrum demittere in artus? / Non habet in nobis iam noua plaga locum, « Que te sert de plonger le fer dans des membres éteints ? Il n'y a plus de place en moi pour une nouvelle blessure » (Pont. IV, 16, 51-2). La formulation de ces ultima uerba est richement ambiguë, puisque, dans le moment même où il semble crier merci, le poète proclame sa victoire définitive sur une persécutrice à la fois toute-puissante et risiblement impuissante. Frappe, Livie, il est libre.


Question : Quelle mouche avait piqué Eléphant II en l'an 8, par la froide saison ? On se le demande encore aujourd'hui, et les spéculations vont bon train chez les érudits. Echantillons : 1) Ovide aurait été l'amant de Julie, fille unique de l'empereur ; 2) il aurait prêté sa maison à Julie II (fille de la première) pour abriter ses amours adultères avec un de ses amants ; 3) il aurait surpris l'impératrice sexagénaire dans son bain ; 4) il aurait surpris la même en pleins préparatifs d'assassinat sur la personne d'Agrippa Postumus, fils de Julie ; 5) il aurait assisté à une cérémonie religieuse interdite aux hommes ; 6) il aurait intrigué pour rétablir la République ; 7) il aurait assisté à une séance de divination, etc... Qui donc disait que les érudits manquent d'imagination ?


Suggestion : Comme Ovide a écrit de nombreux poèmes d'exil (rassemblés dans les Tristes et les Pontiques), il serait pour le moins surprenant, et même franchement déshonorant pour celui qui était réputé "le plus ingénieux des poètes", qu'il n'ait pas su trouver le moyen de nous renseigner, à la barbe de la censure, sur la cause de son châtiment. Un lecteur entraîné par Catulle, Virgile et Horace au déchiffrement de l'écriture "cacozélique" n'aurait-il pas des chances raisonnables d'accéder au secret d'Ovide ?


PROPERCE (Sextus Propertius) : vers -50 -16 ?


Assise a deux grands hommes : Properce et François. Tous deux saints et poètes. Né dans une famille riche, François renonce à ses biens pour embrasser la pauvreté. Né dans une famille riche, Properce est spolié de son patrimoine par le parti éléphantesque. Comme Virgile, comme Horace, comme Tibulle.


Bien décidé à lutter contre la Bête, il entre tout jeune dans l'arène avec un premier recueil de 22 élégies, la Monobiblos, où il fait intervenir sous divers masques ses amis poètes, mettant secrètement en scène le drame de Gallus acculé au suicide par son "ami" Auguste. Est-il utile de préciser que nos manuels n'enseignent pas cela ? Pour eux, Properce est entièrement obsédé par le sentiment amoureux, et que son héroïne Cynthia soit réelle ou fictive ne change rien à l'affaire. Moyennant quoi, ils peuvent se permettre de juger ce génie avec quelque condescendance.


Deux livres suivirent, encore plus virulents, et cette fois-ci c'est du meurtre de Virgile qu'il était question. Auguste, lecteur perspicace, s'en avisa et frappa. Sa vengeance fut même double puisque, non content d'éliminer physiquement l'audacieux, il entreprit d'ajouter à son oeuvre un quatrième livre où le défunt se renie tout à fait et s'aplatit devant son Prince. La postérité n'a rien soupçonné de cette imposture, et d'excellents spécialistes aujourd'hui encore vantent ce dernier livre comme le chef-d'oeuvre de Properce.


TIBULLE (Albius Tibullus) : -54 (?) -19


Chevalier romain. C'est le plus pur des poètes élégiaques. Très musical dans ses rythmes comme dans son système de composition thématique, il chante ses amours pour deux femmes, Délie et Némésis. Membre du Cercle de Valerius Messalla, un compagnon de Brutus (et d'Horace) à Philippes, on dit qu'il se tint à l'écart de la politique. On le dit...


Question: Si Tibulle a suffisamment de génie pour donner à ses inventions romanesques une suffisante apparence de vécu, les incohérences de détail sont néanmoins nombreuses et importantes, et l'on ne peut s'empêcher de penser que Némésis (qui porte le nom de la déesse de la Vengeance!) fait de l'ombre à Délie (autre nom de la chaste Diane, lumière des poètes), tout comme un certain Juventius en faisait à la Lesbia catullienne. Quel jeu joue donc Tibulle ?


Suggestion: Ce double roman serait une pure mise en scène, à l'abri de laquelle Tibulle décocherait ses flèches contre un pouvoir honni. Lui aussi ferait partie des "horribles archers" du combat idéologique, et lui aussi, s'il faut en croire la très curieuse épître I,4 d'Horace (et certains indices d'Ovide), mourut en excellente santé, peu de temps après Virgile. L'année -19 fut particulièrement faste pour Eléphant II...


On sera au moins soulagé d'apprendre que le faux Tibulle (item n° 30) fabriqué par l'assassin est aujourd'hui (presque) unanimement reconnu comme inauthentique. Properce a eu moins de chance.


VIRGILE (Publius Vergilius Maro) : -70 -19


Thou majestic in thy sadness ...

All the charm of all the Muses

often flowering in a lonely word.

Alfred Tennyson.

Mantua te genuit [N. 4] , Mantoue fut ta patrie, «Mantoue l'infortunée qui nourrit en son fleuve herbeux des cygnes au corps de neige» (Géorg. II, 198-9). Tu naquis à deux pas de Catulle. Ton père modelait la terre et élevait des abeilles. Ta mère, les manuscrits hésitent, s'appelait-elle Magie (Magia), ou s'appelait-elle Terre (Maia)? Un court âge d'or fut ton enfance, mais sur ton Arcadie plus que partout ailleurs pesait l'ombre toute proche des Mastodontes [N. 2]. Majoresque cadunt [N. 5] ... Tu n'avais que douze ans quand ils commencèrent à piétiner la Gaule, vingt au passage du Rubicon, trente quand le soudard fit irruption dans le paradis familial pour en chasser ton père. Elle avait eu, hélas, le tort de se trouver trop près de la malheureuse Crémone, ta Mantoue natale : Mantua uae miserae nimium uicina Cremonae, (Buc. IX, 28), et c'est pourquoi, telle la robe du Christ, elle fut découpée en morceaux, mise à l'encan et distribuée aux légionnaires. O Lycida, uiui peruenimus... («O Lycidas, dis-moi que je rêve...»).


Tu ne revins jamais à Mantoue; Sorrente la douce te fixa, Tarente te vit souvent. Mais tu fuyais la capitale, les regards, les honneurs: ils t'appelaient "la Vierge". Eléphant II te poursuivait de ses assiduités, t'écrivant lettre sur lettre, t'obligeant à lire devant lui tes poèmes, et prétendant te payer très cher... Pollion d'abord te protégea, il gouvernait ta province lors des événements, général qui écrivait des vers : tu lui dédias, et à ton père en secret, les Bucoliques. Puis à Mécène les Géorgiques. L'Enéide, tu n'eus que le temps de la porter à son terme, et déjà la Mort te convoquait de l'autre côté de la mer. Calabri rapuere [N. 6] , je veux savoir qui sont ces Calabrais qui te ravirent la vie.


Maître des maîtres, géant des géants (ainsi t'appelait-on, Maximus Vates). D'Ovide à Sénèque, de Sénèque à Tacite, de Tacite à Dante, de Dante à Pétrarque et à Camoens, de Camoens à Vivès et à du Bellay et à Ronsard, de Ronsard à Montaigne, de Montaigne à Racine, de Racine à Voltaire, de Voltaire à Chateaubriand, de Chateaubriand à Victor Hugo, de Victor Hugo à Tennyson, de Tennyson à Pascoli, de Pascoli à T. S. Eliot, tu t'es promené dans les siècles en subjuguant les génies. Dans l'Antiquité on te rendait un culte, des empereurs lisaient l'avenir dans tes vers ; le Moyen Age te prêta des pouvoirs magiques ; la Renaissance et le Classicisme te surent par coeur; tu ne surfas pas mal sur la vague romantique, même si lord Byron te traita d'"harmonieux plagiaire" ; Jules Michelet te vénérait : « Tendre et profond Virgile! Moi qui ai été nourri par lui et comme sur ses genoux, je suis heureux que cette gloire unique lui revienne, la gloire de la pitié et de l'excellence du coeur. » C'est à notre vingtième siècle qu'était réservé le châtiment de t'ignorer. Pas tout à fait, cependant : « C'est le plus grand génie que l'humanité ait jamais produit, inspiré d'un souffle vraiment divin, le prophète de Rome », Paul Claudel.
Les siècles vont continuer. Pas sans toi. Tu aides à vivre, Golden branch amid the shadows...


Question: Ta gloire n'est pas sans tache. Ils se demandent comment ton génie a pu s'avilir jusqu'à se mettre au service d'un régime de boue et de sang. D'où de nombreux couacs dans le concert des louanges. Voltaire, qui t'admire tant, s'étonne de ta servilité et te reproche, à toi et à Horace, pourtant "nés Romains", de "flatter tant un roi"; instruit par le coup d'Etat du 2 décembre, Victor Hugo finira par renier son "ange" et son "maître divin", et ne t'appellera plus que "Monsieur Deux Cent Mille Sesterces"! Enfin, l'attaque en règle fulminée par Robert Graves il y a tout juste trente ans contre toi qu'il regardait comme "un traître à la poésie" (« a renegade to the true Muse ») a paralysé d'effroi toute la famille virgilienne.


Suggestion: Condamné à te taire ou à encenser, tu te seras frayé une troisième voie grâce à la technique de la "cacozélie invisible", ou double écriture, qui te permettait de payer le Tyran en monnaie de singe en effaçant d'une main ce que tu écrivais de l'autre. Comme Pénélope se moquant des prétendants. Tu en payas le prix.


AUTRES MEMBRES DU CERCLE


Selon toute vraisemblance, le nombre des initiés, et pratiquants, de la "cacozélie cachée" ne devait pas se monter à plus de quelques dizaines d'individus. La plupart de ces écrivains sont aujourd'hui réduits à un simple nom.


C. HELVIUS CINNA était l'ami intime de Catulle et de Calvus, il avait écrit ce pur joyau, Zmyrna (cf. Catulle, Poème 95), dont il ne reste rien; selon certains, aurait été lynché par la foule lors des ides de mars.


AEMILIUS MACER composait des vers sur les animaux et les plantes; c'était un Véronais comme Catulle, et c'est peut-être lui qui se cache sous le masque de Mélibée dans la première églogue de Virgile.


QUINTILIUS VARUS était un critique de tout premier ordre, et sa mort, pas forcément naturelle, inspira à Horace l'ode I, 24, adressée à Virgile: «quand bien même tu serais Orphée, tu ne pourrais apitoyer le noir Mercure» (cela, Virgile le savait, comme il savait qui était le noir Mercure) ; «c e qu'on n'a pas le droit de corriger, mieux vaut le supporter stoïquement » (cela aussi, Virgile le savait bien, et le lui asséner eût été une grossièreté si ce n'était plutôt une manière de code, d'autant que le verbe corrigere à propos d'un critique littéraire a toutes chances de signifier "censurer").


L. VARIUS RUFUS, très lié à Virgile et Horace, écrivit entre autres une tragédie, Thyeste, qui, selon les contemporains, soutenait la comparaison avec les chefs-d'oeuvre grecs (on ne peut rien en dire puisqu'elle a disparu, sinon que le sujet en était particulièrement propice aux allusions politiques, d'ailleurs classiques à Rome); chargé par Eléphant II, après la mort de Virgile, de préparer avec Plotius Tucca l'édition de l'Enéide; semble avoir peu survécu à cette tâche.


C. VALGIUS RUFUS, poète, grammairien, philologue, traducteur, atteint le consulat en -12 ; dédicataire de l'ode II, 9, dont nous reparlerons. Il devait s'y connaître en cacozelia latens, à voir cette préface de sa monographie sur les plantes médicinales, où il affirmait sans rire que la meilleure des médecines était sans conteste la majesté de l'empereur (Plin. Nat. XXV, 4).


ARISTIUS FUSCUS, grammairien et philologue, qu'Horace appelle quelque part (Epist. I, 10, 3) son "presque jumeau" (paene gemelli) et auquel il dédie la célèbre Integer vitae (Od. I, 22) déclamée jubilatoirement par William Shakespeare dans Livius Andronicus, sa toute première tragédie.


C. ASINIUS POLLIO et M. VALERIUS MESSALLA CORVINUS sont des grands seigneurs des lettres, les pairs de Mécène. Le premier crée à Rome la première bibliothèque publique et instaure les recitationes, sorte de lectures publiques, qui vont faire fureur ; après la défaite d'Antoine, se tient soigneusement à l'écart de la politique, dans un silence poli; c'est lui qui disait « qu'il n'est pas facile d'écrire contre qui peut proscrire » ; historien, poète, tragédien, il nous reste de lui trois lettres en tout et pour tout ; les Bucoliques lui sont dédiées, ainsi que la Motum ex Metello d'Horace ( Od. II, 1). Quant à Messalla, après avoir combattu à Philippes aux côtés de Brutus et de son condisciple Horace, il prit le parti de se rallier, au moins extérieurement, au nouveau Régime; épris de littérature et écrivain lui-même, il protégea les poètes, Tibulle particulièrement. Horace lui dédia son O nata mecum ( Od. III, 21), glorieux modèle de la rabelaisienne invocation à la Dive : « O Bouteille pleine de grâces... »

 

N. 1 : Interview du journal "Libération" daté du 21 avril 1986. L'écrivain argentin y compare les poèmes d'Horace à des haïkus. Ils cessent et ne finissent pas, observe-t-il, en ajoutant, de manière inattendue et fort intéressante pour nous (intuition de la double écriture?), qu'il éprouve le sentiment frustrant de n'avoir jamais vraiment pénétré la poésie horatienne.

N. 2 : De bons auteurs reconnaissent dans le vocable Caesar un terme carthaginois désignant l'éléphant. Ainsi Servius (ad Aen. I, 286) et Lydus (De Mens. IV, 102), mais aussi Horace, si l'on entend bien le premier vers de l'épode 12, et si l'on veut expliquer l'étrange ressemblance entre un certain Barrus (i.e. "Eléphant"), mis en scène Sat. I, 6, v. 30 suiv., et César (cf. Bibliog. item n°15). Va donc pour l'éléphant, et commençons à craindre pour la porcelaine romaine...

N. 3 : Dans ses poèmes écrits de Tomes, il compare régulièrement son exil à une mort.

N. 4 : Mantua me genuit; Calabri rapuere; tenet nunc / Parthenope: cecini pascua, rura, duces (« Mantoue m'a donné le jour, les Calabres m'ont pris, la douce Naples maintenant me possède : j'ai chanté les pâturages, les champs, les chefs »). Telle est, pour l'éternité, l'humble épitaphe du grand Virgile. Humble, mais peut-être pas innocente.

N. 5 : C'est le dernier vers de la première églogue : « Et les ombres des monts grandissent jusqu'à nous » (traduction de Paul Valéry). Cette églogue parle d'exil, de guerre, d'expropriations brutales...

N. 6 : Cf. item n° 28.